Captation économique et souveraineté stratégique : quand l’ingérence prend la forme d’un investissement
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- 18 mai
- 6 min de lecture
L’économie comme instrument d’influence et d’asservissement
L’ingérence étrangère ne prend pas toujours la forme d’une attaque directe, d’un récit hostile ou d’un piratage informationnel. Elle peut s’infiltrer à travers les mécanismes les plus ordinaires de l’économie mondiale : investissements, acquisitions, prises de participation, ou fusions transnationales. Lorsque des puissances étrangères investissent dans des ports, des centres de données, des entreprises stratégiques ou des infrastructures critiques européennes, ce n’est pas toujours la logique de marché qui domine, mais bien une logique géopolitique d’influence, de contrôle, voire de dépendance organisée.
Depuis deux décennies, l’Europe a vu croître en son sein des investissements massifs venus de puissances aux intérêts stratégiques affirmés — Chine, Russie, Émirats, Qatar, Turquie, voire États-Unis. Longtemps accueillie avec bienveillance au nom de la mondialisation, cette dynamique s’est muée en fragilisation structurelle de la souveraineté économique, technologique et stratégique des États membres.
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS) alerte ici sur les formes contemporaines d’ingérence économique, souvent silencieuses, mais redoutablement efficaces. Car aujourd’hui, la souveraineté d’un État ne s’érode pas toujours par le choc, mais par l’acquisition.

La géoéconomie comme outil de puissance : état des lieux en Europe
La Commission européenne a estimé qu’en 2023, près de 32 % des investissements directs étrangers (IDE) entrants dans l’Union européenne concernaient des secteurs jugés sensibles ou stratégiques : défense, cybersécurité, énergie, télécommunications, biotechnologies, transport. Parmi ces investissements, près de 43 % proviennent de pays extérieurs à l’OCDE, dont une part croissante de la Chine, du Moyen-Orient et de la Russie avant 2022.
Cette dynamique est ancienne. Déjà entre 2010 et 2020, la Chine avait investi plus de 100 milliards d’euros en Europe, selon le think tank MERICS, ciblant :
• des ports (Le Pirée en Grèce, Zeebruges en Belgique, Vado en Italie),
• des entreprises industrielles (Kuka en Allemagne, Pirelli en Italie),
• des compagnies d’énergie (EDF, EDP au Portugal),
• et des start-ups technologiques à fort potentiel.
Ces investissements ne sont pas illégaux en soi. Mais lorsqu’ils émanent d’acteurs publics, parapublics ou proches de gouvernements autoritaires, ils traduisent une volonté d’influence à long terme, de captation de savoir-faire, ou de contrôle d’actifs clés.
Ports, télécoms, énergie : les secteurs critiques sous pression
L’un des exemples les plus emblématiques est le port du Pirée, principal port grec, concédé en 2016 à l’entreprise chinoise COSCO, bras logistique de l’État chinois. Officiellement, l’objectif était de moderniser les infrastructures, stimuler l’économie locale et intégrer le Pirée dans l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie (BRI). En réalité, ce port est devenu un hub stratégique chinois en Méditerranée, interconnecté avec d’autres nœuds logistiques européens à capitaux chinois.
Autre exemple : l’affaire Huawei, exclu progressivement des réseaux 5G dans plusieurs pays de l’UE (France, Allemagne, Pologne), en raison de soupçons d’espionnage, de dépendance technologique et de flou juridique sur la protection des données. Malgré cela, Huawei reste présent dans plusieurs infrastructures européennes, y compris des universités, des pôles technologiques, voire des réseaux urbains.
Dans le secteur de l’énergie, des fonds souverains comme Mubadala (Émirats), Qatar Investment Authority (QIA) ou Rosatom (Russie) ont investi dans des infrastructures de production, de stockage ou de distribution. En France, EDF a été partenaire de CGN (Chine General Nuclear), entreprise accusée d’espionnage nucléaire aux États-Unis.
Ces investissements ne sont pas anodins : ils permettent un accès stratégique à l’infrastructure, aux données, aux technologies et parfois même aux décisions.
Ingérence silencieuse : influence, captation, chantage économique
L’ingérence économique se distingue des autres formes d’ingérence par sa discrétion, sa légalité apparente, et sa temporalité longue. Elle ne vise pas à provoquer un choc, mais à installer une dépendance, à prendre pied dans les cercles décisionnels, ou à orienter les choix industriels et technologiques.
Trois mécanismes sont particulièrement préoccupants :
a) Captation technologique
L’acquisition d’entreprises innovantes permet aux investisseurs étrangers d’absorber des brevets, des savoir-faire, des ingénieries critiques. C’est le cas de plusieurs start-ups françaises ou allemandes dans les biotechnologies, le quantique ou l’intelligence artificielle, rachetées par des fonds américains ou chinois sans véritable contrôle public.
b) Pression sur les décisions
La présence d’un actionnaire majoritaire dans un secteur stratégique (énergie, défense, télécoms) peut limiter la capacité d’un État à appliquer une politique souveraine. Le retrait de fonds saoudiens de la holding Altice en 2023, en désaccord avec une réforme européenne du contrôle des câbles sous-marins, a été interprété comme un chantage politique et financier.
c) Influence médiatique et normative
Certains investisseurs ont pris des parts dans des groupes de presse, des instituts de sondage ou des think tanks. En France, la participation du Qatar dans le groupe Lagardère a suscité des débats. En Italie, la Chine a financé des instituts académiques présentant une lecture favorable de sa politique étrangère.
4. Les limites du cadre juridique européen actuel
En 2020, l’Union européenne s’est dotée d’un mécanisme de filtrage des investissements étrangers (Regulation (EU) 2019/452), censé permettre aux États membres d’évaluer les risques pour la sécurité ou l’ordre public. En 2023, ce mécanisme a été renforcé par une base de données commune et des obligations de notification.
Cependant, les limites restent importantes :
• Le filtrage reste non contraignant : la Commission peut donner un avis, mais les États conservent la décision finale.
• Il n’existe aucun veto européen centralisé.
• Le mécanisme est inégalement appliqué : 18 États membres seulement disposent d’un système de filtrage opérationnel.
• Les investissements via des holdings européennes ou par des entités privées échappent souvent au radar.
En parallèle, les traités commerciaux bilatéraux (TBI) et le principe de liberté des capitaux limitent la marge d’action souveraine des États. Le droit européen de la concurrence, très libéral, peine à intégrer des considérations de sécurité.
L’ingérence économique comme stratégie d’endiguement européen
Derrière ces investissements, on observe une logique géopolitique claire : limiter l’autonomie stratégique de l’Europe, affaiblir ses industries critiques, contourner sa régulation, ou retarder l’émergence d’une puissance normative indépendante.
Plusieurs cas récents l’illustrent :
• En 2024, le rachat avorté de Siltronic (semi-conducteurs allemands) par un groupe taïwanais a suscité une pression américaine redoutant le transfert de technologies vers la Chine.
• Des firmes comme TikTok, Temu ou Shein utilisent les failles réglementaires européennes pour exploiter les données, imposer leurs normes algorithmiques et capter des parts de marché, au détriment des PME européennes.
• Le programme chinois de “cyber Belt and Road” vise explicitement à imposer un modèle autoritaire de connectivité numérique, avec l’exportation de villes intelligentes, de systèmes de reconnaissance faciale, et de normes de cybersécurité inadaptées aux standards européens.
Le cas des métaux rares, du numérique et de la défense
L’Europe dépend à 98 % des importations pour certains terres rares et matériaux critiques, indispensables à la transition énergétique (aimants, batteries, semi-conducteurs, etc.). La Chine contrôle plus de 87 % du raffinage mondial, et a déjà annoncé des restrictions à l’exportation en cas de tensions commerciales.
Dans le secteur numérique, l’absence de cloud européen souverain a permis à des géants américains (AWS, Google Cloud, Microsoft Azure) et chinois (Alibaba Cloud) de dominer l’hébergement de données sensibles, y compris pour des ministères ou des collectivités.
Dans la défense, plusieurs programmes de R&D sont cofinancés par des entités extra-européennes, posant la question du contrôle de la technologie, du respect des intérêts stratégiques européens, et de la confidentialité.
Propositions du CESS : vers une doctrine de contre-ingérence économique
Face à cette ingérence économique rampante, le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie appelle à la mise en œuvre d’une doctrine structurée de vigilance économique stratégique, autour de cinq axes :
a) Créer un Haut Conseil européen pour la souveraineté économique, rattaché à la Présidence du Conseil, avec un pouvoir d’avis contraignant sur les investissements dans les secteurs critiques.
b) Élargir le mécanisme de screening des IDE à tous les États membres, avec une obligation de transparence sur l’origine des fonds, les liens gouvernementaux, et les clauses contractuelles.
c) Intégrer la sécurité économique dans la doctrine de sécurité nationale des États, avec un lien formel entre les ministères de l’économie, de la défense, et des affaires étrangères.
d) Créer une cartographie européenne des actifs sensibles, publics et privés, mise à jour chaque année, pour identifier les vulnérabilités potentielles.
e) Soutenir les alternatives européennes, via des fonds souverains, des partenariats stratégiques et des incitations à la relocalisation.
L’Europe ne se vend pas : elle se défend
L’ingérence économique n’est pas spectaculaire. Elle ne fait pas la une des journaux. Mais elle s’installe dans les structures, les contrats, les dépendances invisibles. Elle fragilise l’autonomie de l’Europe non pas par la violence, mais par l’intégration biaisée dans des logiques étrangères.
Si l’Union européenne veut être une puissance normative et stratégique, elle doit dépasser la naïveté du marché total, et comprendre que dans un monde d’hostilité grise, les capitaux sont aussi des armes, et les entreprises des vecteurs de souveraineté.
Le CESS continuera à documenter ces menaces, à proposer des contre-mesures, et à appeler à un sursaut européen. Car l’économie n’est pas neutre. Et la souveraineté ne s’achète pas : elle se protège.
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