Cybersécurité européenne : une doctrine stratégique face aux menaces hybrides contemporaines
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- 18 mai
- 6 min de lecture
Cybersécurité et souveraineté : la frontière invisible du XXIe siècle
La cybersécurité est aujourd’hui bien plus qu’un enjeu technologique. Elle s’est imposée comme le théâtre principal des nouvelles conflictualités : un espace immatériel, mais d’une portée stratégique redoutable, où s’affrontent États, groupes non-étatiques, puissances économiques et plateformes d’influence. À l’heure où les guerres ne se déclenchent plus uniquement par des chars aux frontières, mais par des lignes de code, des narratifs diffusés sur les réseaux et des attaques ciblant les infrastructures critiques, la souveraineté européenne ne peut plus être pensée sans un pilier cyber structuré, autonome et résilient.
Les menaces hybrides, qui mêlent désinformation, sabotage numérique, instrumentalisation des émotions collectives et perturbation des processus démocratiques, s’inscrivent désormais dans une temporalité continue. Elles ne frappent plus ponctuellement ; elles s’installent, s’adaptent, se transforment. Face à cette mutation profonde, l’Union européenne cherche encore les contours d’une doctrine cyber adaptée à sa réalité géopolitique, souvent plus réglementaire que stratégique, plus défensive que proactive.
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS), en tant que structure civique et analytique engagée pour une Europe stratégique et lucide, propose ici un état des lieux, une mise en perspective et des recommandations concrètes pour faire de la cybersécurité non pas une réponse tardive, mais un levier central de puissance civique, informationnelle et géopolitique.

Une menace systémique en croissance exponentielle
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon le dernier rapport de l’ENISA (Agence européenne pour la cybersécurité), l’Union européenne a enregistré en 2024 une hausse de 34 % des incidents cyber jugés critiques par rapport à l’année précédente. Ces attaques concernent aussi bien les infrastructures critiques (énergie, santé, transport) que les systèmes électoraux, les universités, les collectivités locales, ou encore les médias.
Ce ne sont plus uniquement des cybercriminels isolés. Dans plus de 70 % des cas graves recensés, les attaques sont liées à des acteurs étatiques ou para-étatiques, agissant souvent via des groupes APT (Advanced Persistent Threats) identifiés :
• APT28 (Fancy Bear) et APT29 (Cozy Bear), attribués aux services de renseignement russes (GRU, SVR) ;
• Mustang Panda, actif dans l’espionnage diplomatique européen, et lié à la Chine ;
• Charming Kitten, groupe iranien ciblant institutions et personnalités politiques.
En mars 2025, le Bundestag allemand a subi une nouvelle tentative d’intrusion sophistiquée, visant des courriels internes du ministère de la Défense, via une fausse plateforme de partage de documents. En France, le CHU de Rennes a été paralysé pendant 11 jours par un ransomware ayant transité par une faille de type “zero day” non documentée.
Des cibles multiples : institutions, infrastructures, populations
Les cyberattaques ne se concentrent plus uniquement sur des cibles étatiques classiques. Le champ d’action s’est élargi à des secteurs vulnérables mais cruciaux pour la stabilité sociale : les hôpitaux, les écoles, les régies municipales, les réseaux de transport urbain. Le rapport du CERT-FR (mai 2025) révèle que plus de 6 500 collectivités locales en Europe ont été la cible d’attaques de type phishing ou cryptolocking en 12 mois, avec une efficacité croissante.
Mais plus inquiétant encore est l’essor des campagnes de guerre cognitive, qui, à travers les plateformes sociales et les moteurs de recommandation algorithmique, visent directement les perceptions, les émotions, les croyances, souvent en exploitant des fractures sociales ou identitaires déjà existantes.
En janvier 2025, une étude du Digital Forensic Research Lab a mis en lumière un réseau de comptes TikTok pro-russes relayant des récits conspirationnistes sur l’Ukraine, les vaccins, l’agriculture européenne, et l’“effondrement moral de l’Occident”. Ces vidéos ont cumulé plus de 180 millions de vues en quelques semaines, principalement chez les 16–25 ans.
Les puissances à l’œuvre : Russie, Chine, Iran… et plateformes ambiguës
La Russie reste le principal acteur d’agression informationnelle contre l’Europe. Depuis 2014, les attaques combinent désinformation, intrusion, manipulation des votes, fuite de données, et campagne d’intimidation. L’opération “Ghostwriter”, révélée en 2021, continue de muter en 2025, avec des relais actifs en Allemagne, Lituanie et Bulgarie.
La Chine, quant à elle, privilégie une approche technico-stratégique : elle investit dans les infrastructures (5G, cloud, objets connectés), capte les données par les biais des applications (TikTok, WeChat), et développe un soft power algorithmique beaucoup plus subtil, mais redoutablement efficace. Le groupe Mustang Panda a ciblé en 2024 des diplomates européens via des pièces jointes corrompues dans des invitations officielles.
L’Iran, enfin, cible plus particulièrement les ONG, les journalistes, les minorités religieuses, avec des opérations plus discrètes, mais constantes. Les plateformes elles-mêmes, en revanche, deviennent des “zones grises” : ni totalement complices, ni innocentes. Leur modération reste inégale, leurs modèles économiques les poussent à favoriser la viralité, y compris de contenus malveillants, et leurs interfaces sont souvent trop opaques pour permettre une réponse rapide des États.
La réponse européenne : un cadre juridique, mais une doctrine à construire
L’Europe a réagi. Le Digital Services Act (DSA), entré en vigueur en 2023, impose aux très grandes plateformes des obligations de transparence et de modération. Le Cyber Résilience Act, voté en 2024, impose des normes de sécurité à tous les objets connectés et produits numériques vendus en Europe. La directive NIS2, transposée en droit national début 2025, élargit les obligations de sécurité des entreprises critiques.
Mais ces avancées, bien que cruciales, restent essentiellement défensives, techniques, juridiques. Elles ne répondent pas encore à la nécessité d’une doctrine stratégique offensive, coordonnée et géopolitique. Aucun organe européen n’est aujourd’hui pleinement en charge de la riposte à la guerre cognitive, ni de l’anticipation structurée des campagnes hostiles.
L’ENISA, le CERT-EU, le Hybrid CoE d’Helsinki, les agences nationales (ANSSI en France, BSI en Allemagne, etc.) travaillent en silo. Il manque une task force paneuropéenne intégrant sécurité, renseignement, analyse narrative, et diplomatie de l’influence.
Trois exemples récents de guerre hybride numérique
a) Élections européennes (2025)
Plusieurs États membres (Lettonie, Allemagne, Slovaquie) ont alerté sur la diffusion de faux sondages, de deepfakes, de hashtags coordonnés appelant à l’abstention ou dénonçant un prétendu “coup d’État électoral”. Une analyse de EU DisinfoLab (mai 2025) démontre que 22 % des contenus viraux liés aux élections ont été produits ou amplifiés par des comptes non authentifiés, en lien avec des fermes à trolls russes.
b) Mobilisations agricoles (France, Belgique, Espagne)
Des récits construits autour d’une prétendue “volonté européenne de détruire les traditions rurales” ont été diffusés sur Facebook et Telegram. Les sources identifiées relèvent en partie de sphères prorusses, cherchant à lier les enjeux agricoles à une prétendue “soumission à l’OTAN” ou à “l’agenda américain”.
c) Israël – Gaza : guerre des récits
Dès le mois de novembre 2024, plus de 400 vidéos contenant des messages antisystème ou antieuropéens ont circulé sur TikTok avec des bandeaux en langues européennes, ciblant les jeunesses musulmanes d’Europe. Ces contenus cherchaient à accentuer la rupture entre les institutions européennes et certaines communautés.
Ce que propose le CESS : une approche stratégique à trois niveaux
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie considère que seule une approche structurée, coordonnée et civique permettra à l’Europe de résister durablement aux menaces hybrides cyber.
a) Niveau 1 – Institutionnel
• Créer une Task Force Européenne de la Guerre Informationnelle, interagissant directement avec la Commission, le Parlement et le Conseil.
• Intégrer la cybersécurité cognitive dans les missions de la DG DEFIS et du Service européen pour l’action extérieure (SEAE).
• Inclure des clauses cyber dans les traités commerciaux et accords de partenariat stratégique.
b) Niveau 2 – Technologique et diplomatique
• Créer un registre public des campagnes de désinformation identifiées, alimenté par les États, les chercheurs et les médias.
• Sanctionner les plateformes qui ne coopèrent pas dans les 24h après une alerte officielle.
• Initier une coalition diplomatique transatlantique contre les manipulations informationnelles, impliquant OTAN, G7 et partenaires africains et asiatiques.
c) Niveau 3 – Sociétal et civique
• Lancer un label européen de transparence algorithmique pour les plateformes.
• Créer des cursus “hybrides” dans les universités : cybersécurité, droit, sociologie numérique, stratégie.
• Financer les think tanks, les ONG et les centres indépendants comme le CESS pour qu’ils servent de capteurs et d’analystes avancés.
La cybersécurité n’est pas un luxe : elle est notre avenir stratégique
L’Europe n’a plus le temps de tergiverser. Face à une guerre sans déclaration, sans armée visible, mais aux effets bien réels, la souveraineté ne se défend que par l’anticipation, la coopération, et la lucidité stratégique. Le CESS continuera de nommer, d’alerter et de proposer. Car dans un monde d’ombres numériques, résister, c’est comprendre, et comprendre, c’est déjà agir.
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