Intelligence artificielle et sécurité européenne : entre accélération technologique et vulnérabilités systémiques
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- 9 mai
- 4 min de lecture
Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS)
Mai 2025

L’Europe à l’ère de la décision algorithmique
Depuis le début des années 2020, l’intelligence artificielle est passée du statut d’innovation émergente à celui d’infrastructure stratégique. Son développement rapide transforme non seulement les modèles économiques, mais aussi les équilibres géopolitiques, les doctrines de défense et les fondements mêmes de la souveraineté numérique.
En 2025, l’Union européenne se trouve face à un dilemme historique : soit accélérer son autonomie en matière d’IA, soit subir les modèles, protocoles et architectures imposés par des puissances extérieures, au premier rang desquelles la Chine et les États-Unis.
Une IA en expansion : applications sécuritaires et enjeux géostratégiques
1. IA et défense opérationnelle
L’intelligence artificielle est désormais intégrée dans les systèmes de commandement, les capteurs de surveillance, les drones autonomes, les cyberdéfenses automatisées, et même la détection prédictive des conflits. En France, la Direction générale de l’armement (DGA) soutient des projets comme Artémis, qui développe une IA décisionnelle embarquée sur drone de reconnaissance.
En Allemagne, Rheinmetall travaille sur des systèmes de combat collaboratifs homme-machine, intégrant des réseaux neuronaux pour identifier des cibles et ajuster les trajectoires en temps réel. Ces systèmes soulèvent des questions éthiques et juridiques majeures, notamment sur l’autonomie létale, la responsabilité humaine, et le droit international.
2. IA et cybersécurité proactive
L’IA est aussi devenue un outil central de cybersécurité adaptative : détection d’anomalies sur réseau, réponses automatisées aux intrusions, surveillance comportementale des terminaux connectés. Des plateformes comme Darktrace ou Exeon Analytics, présentes en Suisse et en Allemagne, utilisent des algorithmes auto-apprenants pour repérer des menaces non-signaturées. Mais ces technologies sont elles-mêmes vulnérables : le poisoning (injection de données malveillantes pour fausser l’apprentissage), ou la reconstruction inverse de modèles menacent leur fiabilité.
Dépendance structurelle de l’Europe : les risques d’un retard stratégique
1. Infrastructure d’IA dominée par les GAFAM et les BATX
La majorité des modèles de langage de grande taille (LLM), des frameworks d’IA, des systèmes d’annotation de données, et des supercalculateurs sont aujourd’hui hébergés, conçus et contrôlés par des acteurs non-européens. Cela implique une dépendance forte non seulement technique, mais aussi juridique et idéologique.
L’Europe utilise des modèles formés hors de son sol, avec des corpus extraterritoriaux, sous des logiques commerciales étrangères. Même les versions open source sont compilées avec des standards anglo-saxons, exposant les systèmes publics et privés à des logiques de surveillance ou de biais cachés.
2. Risques systémiques sur les chaînes critiques
En 2024, une faille dans un module IA de diagnostic automatique dans un hôpital public espagnol a provoqué des erreurs de triage aux urgences, conduisant à deux décès⁽¹⁾. En Estonie, un réseau de fausses vidéos de dirigeants politiques générées par IA (deepfakes) a semé le trouble avant les élections locales⁽²⁾. Ces événements montrent que l’IA peut devenir un facteur de chaos informationnel et de perturbation opérationnelle, en particulier dans les environnements critiques : santé, éducation, défense, finance.
Tentatives de réponse européenne : AI Act et au-delà
1. AI Act : une régulation pionnière, mais partielle
En avril 2024, le Parlement européen a adopté le AI Act, premier cadre réglementaire mondial visant à classer les systèmes IA selon leur niveau de risque (minimal, limité, élevé, inacceptable). S’il constitue une avancée juridique majeure, ce texte ne répond pas aux enjeux géopolitiques, industriels et militaires posés par l’IA. Il régule, mais ne structure pas une puissance.
2. Manque d’investissement stratégique et de souveraineté de calcul
L’Europe ne dispose pas encore de clusters de calcul souverains à grande échelle pour entraîner ses propres modèles de fondation. Les infrastructures de type Gaia-X ou EuroHPC restent sous-dimensionnées par rapport aux centres américains (Azure AI, AWS, Meta AI) ou chinois (Baidu, SenseTime, iFlyTek).
Des projets émergent néanmoins : la France, via le CEA et l’INRIA, prépare un LLM souverain d’ici fin 2025. L’Allemagne, de son côté, investit 3,5 milliards d’euros dans le campus d’IA industrielle européenne à Munich.
Recommandations stratégiques du CESS
1. Créer une force de frappe algorithmique européenne, pilotée par la Commission, pour entraîner, certifier et déployer des modèles IA sur des cas d’usage souverains (justice, santé, défense, infrastructures critiques).
2. Protéger les bases de données publiques européennes contre l’extraction massive par des IA non-autorisées : mise en place de “watermarks législatifs” et de protocoles d’exclusion.
3. Imposer des clauses de souveraineté dans tous les contrats publics incluant de l’IA, avec obligation de localisation des données, d’audit des modèles et de traçabilité des corpus.
4. Former une génération d’agents publics et de décideurs à l’évaluation stratégique de l’IA : biais, opacité, sécurité, conformité réglementaire.
5. Lancer une alliance de sécurité IA Europe–Asie démocratique (Japon, Corée, Inde) pour construire un contrepoids aux modèles autoritaires chinois et aux monopoles privés américains.
L’IA n’est plus un outil neutre
Elle est une architecture de pouvoir.
La question n’est plus de savoir si l’Europe utilisera l’intelligence artificielle — mais si elle le fera en tant que puissance souveraine, ou en tant que consommateur soumis à des architectures extérieures.
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie réaffirme que l’intelligence artificielle doit être un instrument de puissance démocratique, et non un vecteur de dépendance invisible.
Maîtriser l’IA, c’est sécuriser notre futur politique, économique et stratégique.
Sources
⁽¹⁾ El País, « Faille d’un algorithme hospitalier à Barcelone : enquête ouverte », novembre 2024.
⁽²⁾ Baltic Times, « Estonian elections hit by deepfake scandal », mars 2024.
– Commission européenne, AI Act – texte final adopté, avril 2024.
– INRIA / CEA, Projet LLM souverain français, communiqué février 2025.
– CSIS Report, AI, Warfare and National Security, 2024.
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