La guerre hybride comme paradigme stratégique : vers une doctrine européenne de résilience face à l’ingérence systémique
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- 30 avr.
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Tribune stratégique du Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS)
Avril 2025

Il ne fait plus aucun doute que la conflictualité contemporaine a basculé dans une ère où la distinction traditionnelle entre paix et guerre s’estompe, au profit d’une logique de confrontation constante, polymorphe, non linéaire. Ce que l’on appelle communément “guerre hybride” n’est pas une forme mineure ou résiduelle de guerre, mais bel et bien la forme dominante de la conflictualité stratégique moderne, mobilisée par des États ou des entités affiliées, dans le but de déstabiliser des adversaires sans franchir explicitement le seuil du conflit armé déclaré.
Cette guerre hybride repose sur l’art de la convergence asymétrique : elle combine, dans des temporalités longues, des vecteurs d’actions hétérogènes — opérations informationnelles (IO), campagnes de désinformation, guerre cognitive, ingérence numérique, sabotage économique, pression énergétique, cyberattaques ciblées, instrumentalisation des diasporas, corruption d’élites locales, infiltration associative ou médiatique, déstabilisation électorale — en jouant sur l’ambiguïté, la déniabilité, la fragmentation des réponses et l’asymétrie stratégique. La doctrine russe du “Gerasimov model”, conceptualisée dès 2013, a théorisé cette hybridation du spectre de la guerre, et d’autres puissances — Chine, Iran, Turquie, voire certains acteurs privés ou non étatiques — s’en sont depuis emparés, l’adaptant à leur propre matrice géopolitique.
Dans ce contexte, l’Europe se trouve dans une situation de vulnérabilité objective : ses États membres, bien que souverains, disposent de capacités hétérogènes de détection, de riposte et de coordination. Le cadre réglementaire de l’Union, fondé sur le respect des libertés fondamentales, peut parfois être exploité comme une faiblesse structurelle par des puissances autoritaires agissant en dehors de toute réciprocité normative. Et surtout, la majorité des attaques hybrides ne sont pas perçues comme telles dans le débat public, tant elles s’insinuent dans les marges grises de la légalité, de la politique intérieure ou de la contestation sociale. L’ingérence étrangère, dans ce schéma, n’est plus une exception mais une modalité structurelle de la stratégie hostile.
Cette guerre insidieuse se joue dans les interstices du quotidien démocratique. Elle se déploie au sein de l’espace informationnel, en exploitant les biais cognitifs des individus via des opérations psychologiques (PSYOPS) menées à grande échelle sur les réseaux sociaux. Elle vise à fracturer la cohésion nationale en exacerbant les lignes de faille identitaires, culturelles, religieuses ou mémorielles. Elle infiltre les structures institutionnelles, par des opérations d’influence à bas bruit, par le financement d’organisations satellites, par la captation discrète de relais médiatiques. Elle perturbe les systèmes électoraux, non seulement par le piratage ou la diffusion de “fake leaks”, mais surtout en alimentant le doute généralisé sur la légitimité des processus démocratiques. Elle s’attaque aux infrastructures critiques — réseaux de santé, énergie, transports, communication — par des attaques coordonnées de type APT (Advanced Persistent Threat), visant à tester la capacité de résilience technologique des États. Elle cible enfin la sphère cognitive, en déployant des campagnes coordonnées de guerre de l’information, qui altèrent la perception du réel, neutralisent la capacité d’analyse et banalisent la défiance généralisée.
La sophistication de ces actions repose sur leur caractère non-attribuable et sur leur tempo diffus, souvent cumulatif, qui rend difficile toute forme de riposte proportionnée dans le cadre des doctrines classiques de sécurité nationale. L’agresseur hybride se positionne en dehors du droit international conventionnel, tout en exploitant ses failles, ses lenteurs et ses ambiguïtés. Il sait que les démocraties réagissent avec prudence, dans le respect du droit, ce qui leur impose une temporalité lente et un seuil élevé d’activation. Il sait aussi que la fragmentation des souverainetés en Europe rend les réponses nationales souvent isolées, incomplètes, inefficaces.
Face à cette mutation, le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie appelle à un changement doctrinal majeur. Il ne suffit plus d’empiler des dispositifs de cybersécurité ou d’éthique informationnelle. Il faut bâtir une doctrine européenne de contre-ingérence hybride, articulée autour de cinq piliers stratégiques : la détection avancée (early warning), la réponse graduée (escalation management), la coordination inter-institutionnelle, la résilience cognitive de la société civile, et la capacité de contre-influence informationnelle. Ce dernier pilier suppose de dépasser les réflexes purement défensifs, et d’assumer que la sécurité des démocraties implique aussi une stratégie d’affirmation narrative, un travail de maîtrise des récits, un encadrement stratégique de la parole publique et une lutte contre les flux informationnels toxiques.
Cette doctrine doit également être anticipative : elle suppose un cadastre des vulnérabilités nationales et européennes, une cartographie des acteurs hostiles, une veille active sur les comportements informationnels et technologiques suspects, et une capacité à relier entre elles des opérations en apparence dispersées. Elle suppose un investissement massif dans la cyberdéfense offensive, dans les capacités de renseignement HUMINT et OSINT, dans la coopération inter-agences, et dans la projection de normes de sécurité à l’extérieur des frontières de l’UE — notamment dans les Balkans, en Afrique et dans l’espace post-soviétique, où se nouent nombre de conflits hybrides de basse intensité.
Enfin, cette doctrine doit réconcilier sécurité et démocratie. Elle ne saurait s’imposer par le haut, au détriment des libertés. Elle doit être co-construite avec la société civile, avec les médias responsables, avec les universités, avec les collectivités territoriales. Car dans la guerre hybride, la ligne de front n’est plus seulement militaire ou géopolitique : elle traverse les cerveaux, les débats, les réseaux, les imaginaires.
La guerre hybride est déjà là. Elle ne se déclare pas, elle s’infiltre. Elle ne tue pas toujours, mais elle affaiblit. Elle ne se voit pas, mais elle agit. L’Europe a les moyens d’y répondre — mais à condition d’oser la lucidité stratégique. Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie appelle à l’élaboration urgente d’un livre blanc européen sur la guerre hybride, qui définisse une doctrine commune, identifie les lignes rouges, organise la dissuasion active et coordonne les ripostes. Il en va non seulement de notre sécurité collective, mais de la capacité même de l’Europe à rester maîtresse de son destin.
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