10 septembre : Une imposture populaire, analyse comparée des mouvements sociaux et des stratégies d’instrumentalisation
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- 8 août
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Dernière mise à jour : 23 août
Depuis quelques semaines, une date circule avec insistance dans les sphères contestataires numériques : le 10 septembre. L’appel est diffusé sous des visuels viraux, des hashtags volontairement vagues, des vidéos produites dans une esthétique de révolte programmée. Aucun signataire identifiable, aucune revendication claire, aucun lieu central de rassemblement, mais une injonction insistante à « bloquer », à « se soulever », à « converger », sans autre fil directeur que celui d’un ras-le-bol généralisé. Certains observateurs, hâtifs ou opportunistes, ont cru bon de comparer cette mobilisation à celles des Gilets jaunes. Une telle analogie, pourtant, ne résiste ni à l’analyse méthodologique, ni à l’examen historique, ni à la moindre rigueur stratégique.

Le mouvement des Gilets jaunes fut le fruit d’une combustion lente et visible. Il est né sur les ronds-points, dans les petites villes, au sein de la France périphérique, comme une colère viscérale et profondément incarnée. Il s’est structuré autour de revendications concrètes : le prix du carburant, la justice fiscale, la reconnaissance sociale, l’écoute des oubliés. Sa communication fut chaotique, spontanée, maladroite parfois, mais toujours portée par des visages réels, des groupes Facebook ouverts, des lives filmés depuis la rue, des débats publics dans les mairies et les agoras improvisées. Le lien social y était palpable, charnel, enraciné.
À l’inverse, ce qui s’organise autour du 10 septembre relève d’une mécanique désincarnée, d’une stratégie virale sans chair, d’une contestation désidéologisée et paradoxalement très codifiée. Les canaux de diffusion sont cryptés, les auteurs dissimulés, les supports relayés à haute fréquence par des comptes anonymes ou suspects. Les appels se font sans horizon de sens, sans projet politique formulé, sans ancrage local ou territorial. L’absence de revendications précises n’est pas une limite conjoncturelle mais une caractéristique centrale. Elle permet d’agréger toutes les frustrations sans jamais les traiter, d’exciter les passions sans jamais s’engager dans la complexité. En cela, le 10 septembre est une opération plus qu’un mouvement. Il est produit, scénarisé, reproduit à grande échelle sur le mode du brouillage cognitif. Il ne cherche pas à dialoguer avec l’État, mais à saturer l’espace public d’un appel au chaos sans visage.
Là où les Gilets jaunes mobilisaient des corps bien réels, des retraités, des mères isolées, des jeunes précaires, avec leurs accents, leurs blessures, leurs fautes d’orthographe, leurs pancartes faites à la main et leur présence physique indéniable sur les places, les mobilisations du 10 septembre reposent sur des images recyclées, des messages sans source, des identités floues. Ce n’est pas une révolte : c’est une campagne. Ce n’est pas une colère : c’est un dispositif.
La mécanique du 10 septembre puise avec cynisme dans la mémoire populaire de Mai 68, du CPE, des Gilets jaunes, en tentant d’en reprendre les mots, les figures, les chants même, sans jamais en porter la substance. C’est une coquille vidée de son contenu historique. Il y a là une tentative de réactivation symbolique d’un passé contestataire, à des fins qui ne sont ni sociales, ni démocratiques. Il ne s’agit plus de remettre en cause des politiques publiques précises, mais de propager un sentiment général de confusion, de défiance, de dislocation. L’histoire des mobilisations françaises montre pourtant que lorsqu’un peuple se soulève, il le fait avec ses propres mots, depuis ses propres lieux, pour des raisons identifiables. Ici, rien de tout cela.
Ce recyclage stratégique des codes de la révolte vise à tromper la vigilance. Il cherche à légitimer une opération numérique par des références historiques factices. Il cherche à faire croire que l’appel vient d’en bas, alors que tout dans sa diffusion, rapidité, coordination, anonymat, absence de débats, absence de visages, suggère une fabrication. Non pas forcément l’œuvre d’une puissance étrangère identifiable, mais certainement l’indice d’une ingénierie sociale opaque, qui ne repose ni sur l’organisation citoyenne, ni sur l’élan populaire.
Il faut ici rappeler que les Gilets jaunes, dans leur complexité, leur désordre et parfois leurs contradictions, furent un moment d’invention démocratique. Ils ne se sont pas contentés de protester : ils ont débattu, proposé, dialogué, et même produit des cahiers de doléances, des assemblées locales, des réflexions collectives. Ils ont été infiltrés, certes, et instrumentalisés parfois, mais à l’origine, leur cri était sincère, direct, identifiable. Rien de tel dans ce qui se profile aujourd’hui.
La mobilisation du 10 septembre ne revendique rien de précis, mais prétend tout rejeter. Elle ne rassemble pas des visages, mais des avatars. Elle ne s’organise pas dans des lieux de vie, mais dans des espaces numériques fragmentés. Elle ne construit pas de revendications, mais produit du ressentiment. Et c’est précisément cette architecture de l’implicite, cette structure de la confusion, qui la rend dangereuse.
Car le danger n’est pas dans la colère, mais dans sa manipulation. Le danger n’est pas dans la révolte, mais dans l’opacité. Le danger n’est pas dans les Gilets jaunes, mais dans leur caricature. À vouloir faire passer une opération de désorganisation informationnelle pour une mobilisation populaire, certains courent le risque de décrédibiliser toute forme de contestation future. À entretenir cette confusion, on jette le doute sur les prochaines colères légitimes. À brouiller les repères entre l’organique et le fabriqué, on désarme la démocratie.
Le 10 septembre n’est pas le prolongement d’un mouvement populaire. C’est, au mieux, une tentative de recyclage émotionnel. Au pire, une stratégie d’épuisement du politique. Et il faut le dire clairement : ce n’est pas Mai 68, ce n’est pas 1995, ce n’est pas 2018. Ce n’est pas la France debout, c’est un théâtre d’ombres.
Il revient désormais à chacun, citoyen, journaliste, chercheur, de faire preuve de discernement. Et de ne pas céder à l’illusion que toute mobilisation, parce qu’elle se dit « populaire », l’est réellement. L’histoire sociale de la France mérite mieux que cette confusion. Elle mérite des colères sincères, des luttes éclairées, des mots incarnés. Pas des appels anonymes au vide.
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