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Enquête sur la plateforme X : Ingérence algorithmique et souveraineté numérique européenne

NOTE STRATÉGIQUE – JUILLET 2025 CESS

Le bras de fer continue. La Commission européenne a annoncé, vendredi 17 janvier, de nouvelles mesures techniques dans son enquête sur le réseau social X, dont le propriétaire Elon Musk est soupçonné d'y répandre de fausses informations et de manipuler le débat public en Europe.  "
La Commission européenne a annoncé, le 17 janvier 2025, de nouvelles mesures techniques dans son enquête sur le réseau social X, soupçonné de répandre de fausses informations et de manipuler le débat public en Europe. © Nicolas Tucat, AFP

Il ne s’agit plus de soupçons isolés ou d’hypothèses lointaines. À mesure que les grandes plateformes d’expression publique mutent, se financiarisent et s’alignent sur des logiques privées opaques, un phénomène de déstabilisation silencieuse s’installe dans les démocraties européennes. La plateforme X, anciennement Twitter, est au cœur de ce basculement. Ce qui était jadis un espace de confrontation libre des idées, ouvert, brutal parfois, mais démocratique par essence, devient progressivement un instrument technique soumis à des logiques d’ingérence douce, algorithmique, systémique. Sous couvert d’évolution technologique, de modèle économique ou de politique de contenu, les canaux par lesquels nos opinions circulent, se forment, se rencontrent ou s’opposent sont désormais pilotés selon des critères que personne n’a réellement validés, et dont les biais ne sont ni identifiables ni contrôlables.


L’Europe n’a pas vu venir ce virage. Ou plutôt, elle a vu, mais trop tard. En croyant qu’il suffisait de mettre en place un cadre général, en l’occurrence le Digital Services Act, pour encadrer la violence ou la désinformation, elle a sous-estimé l’ampleur du problème : ce n’est pas simplement une question de contenus litigieux, mais de structure. Ce n’est pas uniquement une affaire de haine ou de rumeurs, mais de récit. Le danger ne vient plus des discours extrêmes que l’on peut, à la rigueur, modérer. Il vient de l’infrastructure elle-même, de son invisibilité, de sa capacité à amplifier certaines voix, à en étouffer d’autres, à créer un déséquilibre algorithmique durable au profit d’intérêts que l’on ne connaît pas toujours et qui, parfois, ne sont pas les nôtres.


Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk, la transformation de la plateforme X a été brutale, voire brutale et stratégique. Le vernis idéologique de « liberté d’expression » masquait en réalité une recomposition profonde de l’architecture technique du réseau : abonnements payants, priorisation des comptes « vérifiés », invisibilisation discrète de certaines thématiques, réapparition de comptes problématiques, désactivation de certains mécanismes de signalement, opacité des modifications d’algorithme, fermeture de plusieurs outils de recherche publique. Cette évolution n’est pas neutre. Elle affecte directement les équilibres démocratiques en Europe et ailleurs. Les mécanismes internes à la plateforme X la rendent aujourd’hui vulnérable, non seulement à des dérives internes, mais surtout à des formes d’ingérence informationnelle organisées depuis l’étranger.


Plusieurs enquêtes indépendantes, notamment aux États-Unis, ont révélé l’existence de campagnes coordonnées menées par des États étrangers, Russie, Iran, Chine, visant à amplifier des messages pro-Kremlin ou anti-occidentaux, à diffuser des rumeurs infondées lors des élections, ou à polariser des débats publics sensibles. Ces campagnes ne consistent pas à « pirater » un réseau : elles utilisent ses propres failles, ses logiques d’amplification automatique, son addiction à la viralité, ses vulnérabilités structurelles. Or, ces failles ne sont plus corrigées. Pire : elles sont parfois exploitées avec complaisance. La disparition progressive des équipes de modération humaine, le remplacement de la logique éditoriale par des scores d’interaction, l’acceptation croissante de contenus complotistes sous couvert de pluralisme radical, tout cela compose un terreau propice à l’ingérence étrangère. Une ingérence sans soldat, sans trace, sans cri, mais avec des conséquences politiques très concrètes.


Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS) alerte depuis plusieurs mois sur la multiplication des signaux faibles de manipulation algorithmique sur la plateforme X. Des comptes d’intérêt public, sans infraction aux règles connues, se voient brutalement déréférencés. Des publications sur des sujets sensibles – tels que l’influence russe, les enjeux de souveraineté numérique ou les partenariats stratégiques européens – voient leur portée divisée par dix sans raison apparente. À l’inverse, des comptes récemment créés, anonymes, parfois liés à des réseaux de désinformation, accèdent à des audiences massives en quelques jours, portés par des logiques de réaction émotionnelle, de conflit identitaire ou de détournement narratif. Ces déséquilibres ne sont pas le fruit du hasard. Ils relèvent d’un environnement algorithmique piloté par des intérêts commerciaux et, dans certains cas, instrumentalisé à des fins d’influence géopolitique.


La souveraineté numérique européenne est aujourd’hui en suspens. Elle ne se résume pas à la question de la localisation des données ou de la cybersécurité technique. Elle implique aussi une souveraineté cognitive : celle de décider, en Europe, de ce qui est mis en avant, de ce qui est considéré comme fiable, de ce qui a le droit d’émerger dans l’espace public numérique. Cette souveraineté-là est absente. L’Europe dépend de plateformes dont le siège, les infrastructures, les logiques internes et les cadres de décision échappent à toute autorité européenne. Et même les rares tentatives d’encadrement, comme le DSA, se heurtent à l’absence de leviers contraignants, à la lenteur administrative, à la fragmentation politique des États membres et à la difficulté d’établir une preuve dans des phénomènes aussi subtils que le « shadow banning » ou la priorisation algorithmique différenciée.


Il ne faut pas s’y tromper : l’algorithme est aujourd’hui un instrument politique. Ce n’est pas un simple code, c’est un filtre de réalité. Ce que voit un citoyen, ce qu’il ne voit pas, ce qui apparaît dans ses tendances, ce qui est promu ou ignoré, façonne son rapport au monde, à l’information, à la démocratie. Laisser ce pouvoir entre les mains de plateformes privées, sans garde-fous publics, sans audit indépendant, sans mécanismes de correction, revient à renoncer à une part essentielle de notre souveraineté collective. C’est accepter que la guerre des récits se joue avec des dés, truqués ailleurs.


Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie propose aujourd’hui une série de mesures urgentes. D’abord, la mise en place d’une cellule européenne indépendante de contre-audit algorithmique, capable de documenter, de tester et de rendre public le comportement des grandes plateformes numériques dans des contextes sensibles. Ensuite, le lancement d’un baromètre européen de l’ingérence numérique, actualisé trimestriellement, qui permette de suivre l’évolution des récits dominants, des campagnes de désinformation, des signaux faibles de manipulation cognitive. En parallèle, une action politique structurée doit être engagée pour sortir du simple cadre déclaratif : il faut que l’Union européenne impose à toute plateforme opérant sur son territoire des obligations de transparence technique, de coopération avec les autorités et de respect des standards démocratiques.


Enfin, la société civile européenne ne doit pas rester en marge. Les think tanks, les médias indépendants, les chercheurs, les acteurs de la démocratie doivent être outillés, soutenus, coordonnés pour jouer un rôle de vigie permanente. Ce sont souvent eux qui détectent les dérives, qui tirent les premières sonnettes d’alarme, qui nourrissent le débat public avec rigueur et courage. Un fonds de résilience cognitive pourrait être créé à l’échelle européenne pour financer ces initiatives, protéger leur indépendance, et garantir la diversité des regards dans l’analyse du numérique stratégique.


Car c’est bien d’un enjeu stratégique qu’il s’agit. La plateforme X n’est qu’un révélateur. Elle cristallise une série de mutations profondes : privatisation du débat public, affaiblissement des contre-pouvoirs, logique d’engagement émotionnel au détriment de la vérification, circulation de contenus toxiques amplifiés par intérêt économique ou idéologique. Face à cela, l’Europe ne peut plus se contenter d’observer. Elle doit devenir actrice. Elle doit défendre un modèle d’espace public numérique démocratique, exigeant, transparent, au service du débat et non de la manipulation.


Il ne s’agit pas de rêver à une plateforme parfaite, neutre ou idéalisée. Il s’agit de bâtir des règles du jeu claires, contrôlées, respectées. Il s’agit de faire en sorte que les citoyens européens puissent accéder à l’information sans être soumis à des logiques invisibles d’amplification ou de censure. Il s’agit, enfin, de garantir que nos récits collectifs ne soient pas écrits ailleurs, au gré des intérêts d’actionnaires, de groupes de pression ou de puissances étrangères.


L’Europe a construit son identité sur la pluralité, la liberté de conscience, la rigueur du débat. Elle ne peut pas se permettre de déléguer à des plateformes privées la responsabilité d’organiser son espace public numérique. Ce serait une forme de démission politique, une perte silencieuse de souveraineté, une reddition sans bataille. Le réveil stratégique doit commencer maintenant, avant que l’opinion ne soit prise au piège de filtres qu’elle ne voit même plus.


Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie poursuivra son travail d’analyse, d’alerte et de proposition sur ce sujet. Car au fond, c’est une question de démocratie. De liberté. D’identité. Et aucune démocratie ne peut survivre durablement si les canaux par lesquels elle se pense, se parle, se contredit et se corrige sont capturés par des logiques qui lui échappent.

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