Face à Starlink et Kuiper, l’urgence d’une constellation européenne souveraine
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- il y a 8 heures
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L’accélération du déploiement de la constellation Kuiper, portée par Jeff Bezos via Amazon, confirme une tendance lourde : l’espace est devenu un domaine stratégique structuré moins par les États que par les géants du numérique. Face à Starlink (SpaceX), déjà fort de plus de 6 700 satellites en orbite basse, Kuiper prévoit de lancer plus de 3 200 satellites, avec une logistique industrielle déjà opérationnelle. Cette montée en puissance transforme l’orbite basse en espace d’influence global, où la connectivité devient un levier de puissance.
Si ces constellations ont été conçues pour des usages civils – connectivité mondiale, désenclavement numérique, services commerciaux – leur portée stratégique dépasse largement ce cadre. En Ukraine, Starlink a permis de maintenir les communications en pleine guerre. Mais cette utilité a révélé un point critique : la dépendance à une infrastructure détenue, activée et potentiellement contrôlée par un acteur privé, soumis à des intérêts et à des normes juridiques non européens. Ce type de dépendance, dans un contexte de tension géopolitique, constitue une vulnérabilité réelle pour les États qui en dépendent.
L’Europe, aujourd’hui, ne dispose pas encore d’une constellation satellitaire à usage mixte (civil et militaire) sous souveraineté intégrale. Elle a certes développé Galileo, pour la navigation, et Copernicus, pour l’observation. Elle a également mené, avec HELIOS, un programme militaire franco-européen d’observation stratégique. Mais ces programmes, bien qu’importants, ne répondent pas à l’enjeu nouveau posé par les constellations massives, interconnectées, conçues pour répondre aux besoins de connectivité, de transmission sécurisée et de continuité de service en temps de crise.
Le projet IRIS², lancé en 2022 par la Commission européenne, constitue à ce titre une réponse stratégique attendue. Pensé comme un réseau satellitaire souverain, sécurisé et interopérable, IRIS² doit garantir à l’Europe une capacité autonome de communication dans les domaines civil, institutionnel et militaire. Porté par un consortium industriel réunissant Airbus Defence & Space, Thales Alenia Space, Orange, SES et d’autres partenaires clés, il représente un jalon essentiel de l’autonomie stratégique européenne.
Mais cette ambition se heurte à deux obstacles : la lenteur d’exécution et l’insuffisance du volontarisme politique. Alors que SpaceX déploie ses satellites à un rythme hebdomadaire et qu’Amazon sécurise déjà plus de 80 lancements, le programme IRIS² reste encore en phase préparatoire. Le risque est double : prendre un retard technologique difficilement rattrapable, et rester dépendants de constellations extra-européennes pour des fonctions critiques.
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie, que j’ai fondé pour analyser ces mutations de sécurité à l’échelle du continent, considère que la souveraineté orbitale n’est plus un sujet de second rang. Elle constitue une priorité stratégique. Elle conditionne notre autonomie de décision, notre capacité de réponse en cas de crise, et notre indépendance technologique dans un contexte d’instabilité mondiale croissante.
Trois leviers doivent désormais être activés sans délai :
1. Accélérer le calendrier d’IRIS², avec des moyens renforcés et une gouvernance claire, pour garantir un déploiement effectif avant la fin de la décennie.
2. Positionner l’espace comme cinquième pilier de la défense européenne, au même titre que le cyberespace, avec une doctrine commune, une mutualisation des capacités et une veille stratégique permanente.
3. Créer un cadre de souveraineté numérique européen, qui intègre les constellations satellites comme composantes essentielles des infrastructures critiques.
Il serait dangereux de penser que ces enjeux ne concernent que l’avenir. Ils sont déjà là. L’espace est un théâtre d’opérations. Il est aussi un marché de dépendances, de flux, de données. Refuser d’y prendre position, c’est renoncer à une part de notre sécurité collective.
L’Europe a les compétences. Elle a les partenaires. Elle a même les projets. Ce qui lui manque encore, c’est la volonté politique de faire de l’orbite un espace stratégique assumé, non plus soumis aux logiques privées venues d’ailleurs, mais gouverné par ses propres intérêts.
Ce réveil est plus qu’une ambition : il est une condition de souveraineté.
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