IRIS² et la souveraineté spatiale européenne : fragmentation industrielle ou levier d’autonomie stratégique ?
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- 9 juil.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 juil.
Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS)
Juillet 2025

Résumé stratégique
Le projet IRIS², porté par la Commission européenne et lancé officiellement en 2022, est présenté comme une réponse européenne aux constellations privées américaines telles que Starlink (SpaceX) ou Kuiper (Amazon). À la croisée des ambitions industrielles, des nécessités géopolitiques et des enjeux de souveraineté, IRIS² vise à déployer une constellation de satellites européens pour garantir la sécurité des communications, l’accès aux données critiques et l’autonomie stratégique de l’Union européenne dans l’espace.
Mais à deux ans du début des premiers déploiements prévus, les tensions internes à l’Europe, la lenteur de la coordination institutionnelle, et l’absence d’une articulation claire avec les doctrines OTAN suscitent des interrogations fondamentales : IRIS² est-il un levier d’autonomie réelle ou un projet fragmenté, trop tardif, sous-dimensionné face à l’architecture anglo-saxonne déjà opérationnelle ?
Cette note vise à clarifier les termes du débat, à en poser les limites techniques, politiques et doctrinales, et à proposer des solutions d’intégration stratégique équilibrées entre l’Union européenne, ses États membres, et l’OTAN.
1. De Galileo à IRIS² : une décennie de demi-souveraineté spatiale
Depuis les années 2000, l’Union européenne s’est engagée dans la construction d’une architecture spatiale autonome. Galileo pour la géolocalisation, Copernicus pour l’observation de la Terre : ces programmes ont permis à l’Europe de ne plus dépendre uniquement du GPS ou des infrastructures américaines pour ses applications civiles. Mais la dimension sécuritaire, militaire, résiliente est restée secondaire dans leur conception.
Le tournant intervient avec la guerre en Ukraine, en 2022. La dépendance absolue aux systèmes américains – en particulier Starlink pour les communications tactiques et Maxar pour l’imagerie – a agi comme un électrochoc politique à Bruxelles. Il devient évident qu’une architecture souveraine est nécessaire pour garantir à l’Europe une indépendance dans les domaines critiques : télécommunications sécurisées, surveillance stratégique, coordination multi-domaines.
C’est dans ce contexte que naît IRIS² (Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite), un projet de constellation satellitaire sécurisée financé par l’UE, et prévu pour être déployé d’ici 2027–2030.
2. IRIS² : structure industrielle et gouvernance
IRIS² est conçu comme un consortium public-privé, confié à un groupement industriel baptisé SpaceRISE. Ce consortium regroupe une quinzaine d’acteurs majeurs du spatial européen, parmi lesquels :
• Airbus Defence and Space
• Thales Alenia Space
• SES (Luxembourg)
• Deutsche Telekom
• Hispasat
• OHB System
Le programme est piloté politiquement par la Commission européenne (DG DEFIS), en lien avec l’Agence de l’Union européenne pour le programme spatial (EUSPA), et techniquement supervisé par l’ESA (Agence spatiale européenne).
Budget global annoncé : 6 à 10 milliards d’euros, pour une constellation de 170 à 290 satellites en orbite basse, couvrant l’Europe, l’Afrique, et les zones stratégiques de voisinage.
3. Objectifs affichés vs capacités réelles
IRIS² vise officiellement à :
• Assurer des communications gouvernementales sécurisées
• Renforcer la connectivité en zones blanches
• Offrir des capacités duales (civiles et militaires) aux États membres
• Protéger les flux critiques face aux ingérences et aux brouillages
Mais plusieurs éléments limitent aujourd’hui sa portée stratégique :
• Retards structurels dans la gouvernance industrielle
• Absence de doctrine européenne commune d’emploi militaire
• Difficulté à aligner les exigences OTAN / UE / États membres
• Capacités inférieures à Starlink (≈ 3 000 satellites déployés dès 2025)
• Manque de convergence technologique avec les besoins opérationnels multi-domaines (MDO)
4. Comparaison capacitaire : IRIS², Starlink, Kuiper, GEMS
➤ * : Starlink dispose de versions militaires (Starshield), gérées avec le DoD américain.
➤ IRIS² n’a pas encore démontré sa capacité à résister à des brouillages de haute intensité ou à l’interruption volontaire de service.

5. Risques de fragmentation stratégique européenne
Plusieurs tensions internes affaiblissent l’impact stratégique potentiel d’IRIS² :
• Fracture franco-allemande sur le leadership industriel et la gouvernance du programme
• Concurrence passive ESA / Commission européenne, sans doctrine claire de pilotage civil-militaire
• Réticences de certains États membres à intégrer des couches militaires à un programme financé à 70 % par des fonds civils
• Absence de coordination avec les doctrines spatiales nationales (France, Italie, Allemagne)
Conséquence : IRIS² risque de devenir un projet techniquement avancé mais stratégiquement inoffensif, incapable de remplacer les architectures existantes, ni de s’imposer comme levier de convergence capacitaire européenne.
6. Absence de lien structurel avec l’OTAN
À ce jour, aucun accord formel d’intégration ou de partage capacitaire n’a été établi entre IRIS² et l’OTAN. Les satellites IRIS² pourraient théoriquement être mis à disposition dans le cadre d’un conflit majeur, mais cela dépendrait de la volonté politique des États membres et des mécanismes de mutualisation.
Problèmes posés :
• Aucune interface doctrinale entre SHAPE (OTAN) et DG DEFIS
• Pas de certification OTAN prévue pour les flux IRIS²
• Risque de redondance avec les capacités déjà en usage côté OTAN (Starlink, ICEYE, Capella, Maxar)
Cela affaiblit la crédibilité stratégique du projet dans les états-majors alliés, qui continuent à prioriser les fournisseurs américains ou les solutions bilatérales.
7. Trois scénarios prospectifs 2025–2035
Scénario 1 : Succès politique partiel, usage limité à des missions civiles sécurisées
IRIS² devient un outil de communication gouvernementale en zones blanches, mais n’est pas intégré aux doctrines militaires. L’OTAN continue à utiliser des prestataires non-européens.
Scénario 2 –:Crise majeure OTAN–USA : IRIS² devient indispensable
En cas de conflit ou de retrait partiel de services américains (Starlink), IRIS² devient une alternative européenne précieuse, mais limitée en couverture.
Scénario 3 –:Renforcement doctrinal et interopérabilité OTAN–UE
L’OTAN intègre IRIS² à ses scénarios opérationnels, les États membres définissent une doctrine commune, et un fonds de convergence capacitaire OTAN–UE est créé.
8. Recommandations stratifiées – CESS
A. Niveau politique et institutionnel
1. Créer un Conseil spatial de sécurité OTAN–UE–ESA pour éviter la redondance stratégique
2. Inclure IRIS² dans les scénarios de planification SHAPE d’ici 2027
B. Niveau doctrinal
3. Élaborer une doctrine européenne d’emploi spatial de crise, applicable aux missions civiles et militaires
4. Standardiser les flux IRIS² avec les exigences cyber OTAN
C. Niveau industriel
5. Renforcer le soutien aux start-ups souveraines européennes (IoT, chiffrement quantique)
6. Créer une capacité européenne de lancement d’urgence (type SaxaVord / Arianespace de défense)
D. Niveau opérationnel
7. Intégrer les terminaux IRIS² dans les exercices militaires conjoints OTAN–UE dès 2026
8. Évaluer la résilience du système IRIS² face aux brouillages et attaques cyber dans des exercices simulés
Pour terminer
IRIS² est une ambition nécessaire. Mais sans doctrine, sans convergence politique, sans coordination capacitaire avec l’OTAN, ce projet restera en deçà de son potentiel stratégique. Il est encore temps d’en faire un outil de puissance, au service d’une Europe souveraine, solidaire, et stratégiquement alignée avec ses alliés — mais capable, le moment venu, de faire face seule.
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS) appelle à une transformation structurelle du projet : vers plus de clarté doctrinale, plus de transparence, plus de souveraineté industrielle. Car l’espace n’est pas un décor technologique : c’est le miroir de nos volontés politiques.
Thierry-Paul Valette
Président – Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS)
Bruxelles / Paris – Juillet 2025
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