Radicalisations, fractures et sécurité intérieure : les nouveaux foyers d’instabilité en Europe
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- 18 mai
- 5 min de lecture
Une Europe menacée de l’intérieur
Les démocraties ne tombent plus uniquement sous les coups de régimes autoritaires extérieurs. Elles se fissurent aussi de l’intérieur, sous l’effet de tensions sociales mal régulées, de récits de rupture, de sentiments d’abandon, de pertes de repères collectifs. L’Europe, dans son ambition de paix et de droits, fait aujourd’hui face à un front intérieur fragmenté, traversé de radicalités explosives, qui menacent à la fois la cohésion sociale, la légitimité des institutions, et la sécurité nationale.
La radicalisation contemporaine ne prend plus seulement la forme d’un fondamentalisme religieux structuré. Elle est multiforme, transidéologique, mobile, émotionnelle, mimétique, souvent portée par les logiques d’indignation permanente, de confrontation numérique et d’effondrement de la confiance.
Elle est aussi instrumentalisée — de façon opportuniste ou stratégique — par des puissances étrangères cherchant à affaiblir le pacte démocratique européen, à diviser ses sociétés, à discréditer ses gouvernements.
Face à cela, le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS) propose ici une analyse transversale des dynamiques de radicalisation à l’œuvre, et des réponses à construire pour préserver une Europe à la fois sûre, unie, et fidèle à ses fondements.

Une radicalisation diffuse, plurielle, systémique
Contrairement à la décennie 2000–2015, où la menace terroriste islamiste dominait l’agenda sécuritaire, les radicalisations d’aujourd’hui sont plus diffuses, moins hiérarchisées, mais plus nombreuses, plus rapides, et plus interconnectées.
On distingue aujourd’hui au moins quatre grandes familles de radicalisation :
• Radicalisation djihadiste, en déclin opérationnel mais persistante idéologiquement, notamment dans les prisons, les quartiers précaires ou les cercles transnationaux salafistes.
• Radicalisation d’extrême droite, en progression nette dans plusieurs États membres, marquée par des discours identitaires, des logiques survivalistes, anti-élites et antimusulmanes.
• Radicalisation d’ultragauche ou anarchiste, présente dans les mouvements écologistes radicaux, anticapitalistes ou anti-Etat, avec une résurgence dans les mobilisations violentes (zones à défendre, sabotages, black blocs).
• Radicalisation complotiste ou post-politique, transversale, souvent ancrée dans des sphères numériques, mélangeant QAnon, antivax, désinformation russe, survivalisme et rejet des institutions.
Chacune de ces familles évolue de façon autonome, mais avec des passerelles, des zones d’hybridation, des phénomènes de contamination sémantique. Elles peuvent partager des récits de persécution, des codes visuels, des modes d’action.
Le rôle des réseaux sociaux, des plateformes fermées et de l’auto-radicalisation
Les logiques de radicalisation sont désormais intimement liées aux usages numériques :
• Sur Telegram, des centaines de groupes “patriotes” ou “résistants” diffusent quotidiennement des appels à la rupture, des menaces contre des journalistes ou des élus, des tutoriels de sabotage.
• Sur TikTok, des récits émotionnels de rupture sociale ou identitaire rencontrent une audience massive chez les jeunes : dénonciation de “l’État profond”, nostalgie autoritaire, rejet de l’UE, glorification de leaders virils (Poutine, Trump, etc.).
• Des plateformes fermées comme Odysee, VK, PeerTube, Rumble servent de refuge à des discours bannis ailleurs, avec des vidéos touchant parfois plusieurs millions de vues.
L’algorithme agit comme un accélérateur cognitif, enfermant l’individu dans une bulle de confirmation, jusqu’à la perte du réel. La radicalisation devient alors une expérience individuelle d’autonomisation violente, vécue comme émancipation.
L’influence étrangère : une stratégie de division sociale
Des États extérieurs, Russie, Iran, Chine, mais aussi certains réseaux idéologiques transnationaux, entretiennent ou exploitent ces radicalités internes.
La Russie a massivement investi dans la désinformation sociale, en soutenant des récits de colère contre les gouvernements européens, en relayant des discours identitaires, antivaccins, ou insurrectionnels. L’opération “Doppelgänger”, documentée en 2023 par EU DisinfoLab, montre des centaines de faux sites européens diffusant de fausses informations sous habillage médiatique crédible.
L’Iran cible des jeunes musulmans européens via des chaînes religieuses ou des influenceurs, en diffusant des récits de victimisation, de djihad culturel ou de lutte contre la “décadence occidentale.”
La Chine, plus discrète, infiltre les milieux universitaires, diasporiques ou entrepreneuriaux pour promouvoir une vision d’ordre, de stabilité, et d’hostilité à l’“hyperindividualisme européen.”
Le coût sécuritaire et sociétal : une bombe à fragmentation lente
Les conséquences sont profondes :
• Explosion du nombre de fiches S, toutes radicalités confondues (près de 25 000 en France en 2025).
• Saturation des services de renseignement intérieur, confrontés à des menaces floues, mouvantes, fragmentées.
• Usure psychologique des forces de l’ordre, soumises à des mobilisations violentes, non revendiquées mais coordonnées.
• Climat insurrectionnel latent, où chaque réforme est perçue comme une agression.
• Multiplication des agressions politiques : députés menacés, locaux incendiés, élus intimidés.
• Fragmentation du sentiment national et européen, avec des jeunes générations qui se définissent plus par leur rupture que par leur appartenance.
En février 2025, l’attaque contre un parlementaire néerlandais, par un jeune radicalisé via TikTok, a marqué une nouvelle étape. Les experts parlent désormais de “radicalisation liquide” : fluide, virale, difficilement traçable.
Réponses publiques : entre surveillance et retard stratégique
Les États européens ont renforcé leurs dispositifs :
• Dispositifs PRISM, FSPRT, MIVILUDES (France) pour la détection et le suivi.
• Loi sur les contenus terroristes adoptée au Parlement européen.
• Signalements préventifs, coopération avec les plateformes, modération algorithmique.
Mais ces réponses restent fragmentées, défensives, souvent réactives. Elles peinent à :
• Anticiper la mutation des radicalités.
• Coordonner les actions entre États membres.
• Prendre en compte les causes sociales, culturelles, émotionnelles de l’engagement.
• Mettre en œuvre une véritable résilience cognitive collective.
Ce que propose le CESS : pour une doctrine de sécurité civique européenne
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie plaide pour un plan stratégique ambitieux, articulé autour de cinq axes :
a) Une Agence européenne pour la résilience civique
Créée sur le modèle de l’ENISA, cette agence suivrait en temps réel les évolutions des radicalités, les signaux faibles, et coordonnerait les réponses.
b) Un programme paneuropéen d’éducation à l’esprit critique
Modules intégrés dès le secondaire sur la désinformation, les algorithmes, les récits complotistes. Objectif : former une jeunesse lucide, autonome, résistante.
c) Une cartographie dynamique des discours de rupture
À travers les think tanks, ONG, médias, cette cartographie serait publique, actualisée, et partagée avec les forces de l’ordre, les collectivités, les citoyens.
d) Un cadre de partenariat avec les plateformes
Obligation de coopération renforcée, d’audit de leurs algorithmes, et de réponse en 24h aux signalements stratégiques.
e) Un statut civique pour les centres de vigilance démocratique
Les think tanks, médias indépendants et réseaux associatifs travaillant à la résilience civique pourraient recevoir un agrément européen et un financement structurel.
Résister sans trahir : la voie européenne
L’Europe n’a pas vocation à devenir une forteresse paranoïaque. Elle est fondée sur les droits, la liberté, l’éducation, la confiance. Mais elle ne peut pas rester naïve, face aux nouvelles formes de radicalisation et d’ingérence.
Elle doit résister. Résister sans se renier. Résister par la connaissance, par la coordination, par l’élévation du niveau de conscience collective.
Le CESS continuera, trimestre après trimestre, à éclairer ces zones grises, à proposer des lignes de défense civique, et à porter la voix d’une sécurité démocratique, sans relâche, sans haine, sans peur.
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