Souveraineté énergétique et autonomie stratégique : l’Europe à l’épreuve des chocs géopolitiques
- Centre Européen de Sécurité et Stratégie
- 18 mai
- 6 min de lecture
L’énergie comme levier de puissance ou d’asservissement
Dans l’histoire des nations, peu de domaines concentrent autant de puissance, de dépendance et de vulnérabilité que l’énergie. Qu’il s’agisse du charbon des empires industriels, du pétrole des puissances du XXe siècle ou du gaz naturel qui structure aujourd’hui les équilibres géopolitiques, l’énergie n’est pas un simple carburant de croissance : elle est une clef de souveraineté ou un levier de soumission.
Pour l’Union européenne, la crise énergétique née de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a brutalement rappelé que la sécurité énergétique est une condition préalable de toute autonomie stratégique. Pendant des décennies, l’Europe a pensé sa politique énergétique sous l’angle de l’efficacité économique, de la transition écologique ou de la compétitivité industrielle. Mais la réalité géopolitique actuelle l’oblige à reconsidérer ce pilier comme un enjeu stratégique de première ligne, à l’intersection des intérêts vitaux, des alliances globales et des pressions hybrides.
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS) plaide ici pour une relecture lucide de la situation énergétique européenne à la lumière des chocs récents, et pour la mise en place d’une doctrine de souveraineté énergétique, seule à même de garantir une Europe réellement indépendante, durable et stratégique dans un monde de tensions systémiques.

Une dépendance structurelle : l’Europe face à ses contradictions
Au début des années 2020, l’Union européenne dépendait à près de 57 % des importations pour sa consommation énergétique, selon Eurostat. Cette dépendance, chronique mais longtemps banalisée, s’est transformée en risque systémique à partir de 2022, lorsque la Russie — principal fournisseur de gaz naturel de l’Europe — a utilisé l’arme énergétique pour faire pression sur les États membres en réaction aux sanctions liées à l’invasion de l’Ukraine.
Avant la guerre, la Russie assurait :
• environ 40 % du gaz consommé en Europe,
• près de 30 % du pétrole brut importé,
• et plus de 20 % de l’uranium enrichi destiné aux centrales nucléaires européennes (notamment en France, Finlande, Hongrie et Slovaquie).
Cette dépendance multiforme a mis à nu l’absence de vision stratégique commune. Chaque pays a développé ses propres relations bilatérales : l’Allemagne avec Gazprom et Nord Stream, la France avec Areva et le Kazakhstan, l’Espagne avec l’Algérie… sans réelle coordination énergétique européenne.
Le choc ukrainien : la rupture brutale de la complaisance
L’année 2022 marque un tournant géopolitique et énergétique majeur. En quelques mois, la Russie ferme partiellement ou totalement plusieurs canaux d’exportation (notamment Nord Stream 1), tandis que les Européens imposent des sanctions sur le charbon et le pétrole russes.
L’explosion des prix du gaz (multipliés par 6 entre janvier et août 2022), la volatilité des marchés de l’électricité et l’envolée des prix de l’uranium créent un stress énergétique généralisé, menaçant la stabilité économique de l’UE.
Mais ce choc provoque aussi un réveil stratégique partiel :
• Les stocks de gaz sont constitués plus tôt et plus rapidement (jusqu’à 95 % de remplissage dès octobre 2022).
• Les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) explosent, notamment depuis les États-Unis (+137 % en un an).
• Les énergies fossiles sont relancées à court terme (centrales à charbon en Allemagne, contrats pétroliers avec le Qatar et l’Arabie saoudite).
Ce réajustement d’urgence, bien que nécessaire, démontre à quel point l’UE n’avait pas anticipé l’usage géopolitique des ressources. Elle paie le prix d’une dépendance construite par inertie, sur fond de sous-investissement stratégique et d’illusions pacificatrices.
Gaz, uranium, GNL : les nouvelles vulnérabilités
Si la dépendance à la Russie a été partiellement réduite, elle a été remplacée par de nouvelles dépendances, souvent aussi instables :
• Le GNL américain représente aujourd’hui près de 45 % des importations de gaz non russe. Cette source, bien que plus flexible, crée une forme de dépendance transatlantique, dans un contexte d’intérêts parfois divergents (inflation Reduction Act, préférences industrielles, etc.).
• L’uranium kazakh (et dans une moindre mesure, ouzbek et nigérien) devient la première source d’approvisionnement pour le parc nucléaire français. Or, la situation politique du Sahel (coup d’État au Niger en 2023, tension Mali–Burkina–France) fragilise ces liens.
• L’Algérie, fournisseur historique de gaz de l’Espagne et de l’Italie, est entrée dans une logique de bras de fer avec Madrid depuis la reconnaissance du Sahara occidental marocain, mettant en péril la continuité de l’approvisionnement.
Par ailleurs, les interconnexions électriques européennes, pourtant centrales dans la logique de mutualisation, restent limitées à certains corridors (France–Espagne, Allemagne–Pays-Bas), et inadaptées aux défis de stockage liés aux énergies renouvelables intermittentes.
La réponse européenne : REPowerEU et la transition accélérée
Face à ces vulnérabilités, l’Union européenne a lancé en mai 2022 le plan REPowerEU, doté de 300 milliards d’euros, destiné à :
• réduire les importations d’énergies fossiles russes,
• développer massivement les renouvelables (objectif : 45 % du mix énergétique en 2030),
• renforcer l’efficacité énergétique (réduction de 13 % de la consommation d’ici 2030),
• et diversifier les sources d’approvisionnement.
À cela s’ajoutent les efforts de l’Alliance européenne pour l’hydrogène propre, la création d’une banque européenne de l’hydrogène (3 milliards d’euros) et le lancement de l’Acte industriel Net Zero, visant à rapatrier des filières critiques (panneaux solaires, électrolyseurs, batteries…).
Cependant, les délais de mise en œuvre, la fragmentation des financements, et la dépendance aux technologies chinoises (80 % des cellules photovoltaïques, 60 % des métaux rares) limitent pour l’instant l’efficacité stratégique de cette transition.
Géopolitique énergétique : une nouvelle guerre d’influence
L’énergie est redevenue une arme géopolitique globale, dans une guerre d’influence où la Russie, la Chine, les États du Golfe et la Turquie projettent leurs intérêts :
• La Russie, exclue du marché européen, redirige son gaz vers la Chine (Power of Siberia II), mais cherche aussi à miner la cohésion européenne en soutenant des relais politiques prorusses en Hongrie, en Bulgarie, ou en Slovaquie, souvent sur le thème de “l’énergie bon marché contre la souveraineté perdue”.
• La Chine, à travers ses géants (Sinopec, State Grid, CATL), propose aux pays européens des projets clé en main dans l’hydrogène, les batteries ou les réseaux intelligents. Mais ces projets intègrent des clauses opaques de transfert de données, d’infrastructures critiques, voire de dépendance algorithmique.
• La Turquie devient un acteur central du transit énergétique eurasiatique (projet TANAP), tout en se positionnant comme plateforme de transformation du gaz russe et azéri vers l’Europe.
• Le Qatar et l’Arabie saoudite, en diversifiant leurs exportations GNL vers l’Europe, cherchent à accroître leur influence diplomatique, économique et médiatique sur le continent.
Pour une souveraineté énergétique : les conditions d’un basculement stratégique
Le CESS considère que l’Europe ne pourra pas atteindre une autonomie stratégique réelle sans une doctrine énergétique fondée sur six principes :
1. La diversification maîtrisée, non pas comme empilement de dépendances, mais comme stratégie de résilience multi-sources, y compris via des partenaires africains ou méditerranéens stables.
2. La relocalisation industrielle des composants critiques (cellules solaires, électrolyseurs, éoliennes flottantes, réseaux intelligents).
3. L’interconnexion transfrontalière prioritaire, non pas seulement pour le commerce, mais pour la résilience en temps de crise.
4. La souveraineté numérique énergétique : les systèmes de pilotage énergétique (smart grids, IA, plateformes d’agrégation) doivent être hébergés et sécurisés sur des clouds européens.
5. Le pilotage géopolitique des contrats d’approvisionnement, avec clauses de résilience, arbitrages sécuritaires, et conditions éthiques.
6. La mobilisation civique et territoriale, car la souveraineté énergétique ne se décrète pas : elle se construit dans la durée, avec les citoyens, les collectivités et les entreprises.
Recommandations stratégiques du CESS
Le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie appelle à :
• La création d’un Observatoire européen de la souveraineté énergétique, associant think tanks, chercheurs, institutions et diplomates.
• L’introduction d’un screening stratégique obligatoire des contrats énergétiques au niveau européen, comme c’est déjà le cas pour les investissements directs étrangers (IDE).
• Le développement d’un plan de résilience énergétique d’urgence à l’échelle européenne, simulant des scénarios de rupture de flux, d’embargo ou de sabotage.
• L’adoption d’un statut énergétique stratégique pour les infrastructures critiques, avec obligation de sécurité, d’éthique et d’indépendance.
• La création d’un fonds de souveraineté énergétique européen, doté d’au moins 100 milliards d’euros, destiné aux projets technologiques, miniers et industriels structurants.
Sans sécurité énergétique, pas d’Europe stratégique
L’Europe ne pourra jamais être pleinement souveraine si elle dépend, pour son éclairage, sa mobilité, sa défense ou sa cohésion sociale, d’acteurs extérieurs aux intérêts divergents, instables, ou hostiles.
La sécurité énergétique n’est plus une sous-variable économique ou écologique. Elle est devenue une clé de lecture stratégique, un marqueur de puissance, et un vecteur d’influence. Dans ce contexte, l’Union européenne doit non seulement accélérer sa transition, mais surtout assumer sa souveraineté énergétique comme un pilier central de sa doctrine géopolitique.
Le CESS continuera à accompagner cette réflexion par ses publications, ses alertes et ses propositions. Car dans un monde de tensions et d’interdépendances, la souveraineté ne se partage pas. Elle se construit.
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