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L’Europe ne tiendra pas si elle méprise ses colères populaires

Par Thierry-Paul Valette – Président du Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS)

l existe des colères que l’on ne peut ni feindre ni ignorer. Des colères ancrées dans les corps, dans les territoires, dans les silences accumulés et les humiliations rentrées. Des colères qui grondent dans les gares, les banlieues, les campagnes, les files d’attente, les hôpitaux en sous-effectif et les fermes désarmées. Des colères populaires, oui, mais pas au sens populiste — au sens vital. Et c’est bien là le paradoxe : à mesure que les institutions européennes avancent dans leurs réformes, leurs agendas, leurs stratégies de sécurité, elles semblent oublier cette part élémentaire, organique, de la démocratie : le peuple qui gronde.    À l’heure où l’Europe se dote de plans de résilience, de boucliers numériques, de doctrines stratégiques contre les menaces hybrides, elle oublie parfois que la première faille de sécurité se niche dans le mépris social. Car il n’est pas de souveraineté sans légitimité, et il n’est pas de légitimité sans l’écoute sincère de ceux qui, dans le tumulte ou dans le silence, alertent, protestent, résistent. L’Europe tiendra si elle comprend ses colères. Elle fléchira si elle les méprise.  La colère populaire comme baromètre démocratique    Les institutions peinent souvent à voir la colère comme un signal d’alerte. Elles y perçoivent trop rapidement un désordre, une menace, une rupture du contrat social. Pourtant, la colère populaire est avant tout un symptôme démocratique. Elle exprime un décalage entre ce que vivent les citoyens et ce que les politiques publiques proposent, entre les décisions prises dans les sphères de pouvoir et leur réception dans la vie réelle. Elle est l’expression d’un déficit de traduction, d’un court-circuit dans le langage des institutions.    Le mouvement des Gilets jaunes, les mobilisations contre la réforme des retraites, les révoltes urbaines ou les colères agricoles — ces séquences ne sont pas des accidents. Elles dessinent une cartographie du malaise européen. Chaque pays en donne une version locale, mais l’onde est continentale. Inégalités, déclassement, fracture territoriale, défiance politique… Le socle est commun. Et ce socle, aujourd’hui, n’est plus une ligne de fracture : c’est un cratère.    L’Europe, si elle veut demeurer un projet politique et non simplement un marché régulé, doit reprendre au sérieux ces expressions populaires, les considérer non comme un bruit de fond à contenir, mais comme une matière vive à interroger.  Une opportunité pour repenser la résilience    Depuis quelques années, l’Union européenne a entamé un virage stratégique : elle parle désormais de résilience démocratique, de sécurité hybride, de menaces informationnelles. Ces mots sont justes. Mais ils risquent de rester des coquilles vides si l’on ne comprend pas que les colères sociales peuvent être, elles aussi, des leviers d’ingérence.    La Russie, la Chine, et d’autres puissances non européennes ont parfaitement intégré cela. Elles savent que les failles internes de nos démocraties sont des portes ouvertes à la manipulation. Il n’est plus besoin d’inventer des fausses informations : il suffit de reprendre les vraies colères, les vraies injustices, les vraies fractures — et de les amplifier, de les détourner, de les retourner contre les institutions.    Ignorer la souffrance sociale, c’est donc non seulement une faute politique, mais une erreur stratégique. L’Europe doit faire de la prise en compte des colères populaires une composante centrale de sa doctrine de résilience. Comprendre ces mouvements, les anticiper, les décrypter, en faire des objets d’analyse stratégique — telle est la mission que nous défendons au Centre Européen de Sécurité et de Stratégie.  Une guerre informationnelle qui cible les émotions collectives    L’ère actuelle n’est plus seulement celle du débat démocratique : c’est celle de la guerre narrative. Les plateformes, les algorithmes, les boucles de réaction, les faux comptes, les vidéos virales : tout concourt à faire des émotions une matière à exploiter.    Dans ce contexte, les mouvements sociaux deviennent des cibles et des terrains de jeu. On y teste la polarisation, on y infiltre des récits conspirationnistes, on y insère des récits anti-européens, anti-démocratiques, anti-occidentaux. L’appel à la colère est recyclé, vidé de son sens initial, et remis au service de puissances extérieures. La légitime protestation se mue alors, malgré elle, en cheval de Troie.    Face à cela, l’Europe ne peut plus se contenter d’observer les colères depuis ses bureaux vitrés. Elle doit y plonger. Y lire ce qui s’y dit de l’époque. Comprendre que les mouvements populaires sont désormais des cibles d’influence autant que des indicateurs de déstabilisation.  De la surveillance à l’intelligence sociale    Il ne s’agit pas de surveiller les colères. Il s’agit d’en faire une intelligence stratégique. Une Europe forte est une Europe qui n’a pas peur de ses propres failles, qui regarde en face ce qui l’ébranle, ce qui la met en tension, ce qui l’oblige à se réajuster.    Il est temps de mettre en place, au niveau européen :  • un observatoire des mouvements sociaux et de leur instrumentalisation ;  • une veille civique et numérique sur les dynamiques de mobilisation ;  • des mécanismes d’alerte démocratique, pour que les tensions ne deviennent pas des crises.    La sécurité européenne ne peut se penser sans la société civile. Ce sont les citoyens, les syndicats, les associations, les collectifs locaux qui, souvent, sont les premiers à percevoir les lignes de rupture. Écouter leurs signaux, c’est se donner une longueur d’avance. Ne pas les entendre, c’est courir vers l’aveuglement stratégique.  L’Europe sociale, pilier de l’Europe stratégique    L’Union européenne s’est trop longtemps construite sur une logique économique, juridique, technocratique. Elle a consolidé ses institutions, ses traités, ses marchés, ses normes. Mais elle a oublié — ou trop tardivement intégré — que la cohésion sociale est une donnée de puissance.    Or, une société fracturée ne peut produire ni adhésion populaire, ni vision commune. Une Europe stratégique est d’abord une Europe juste. La sécurité ne se décrète pas uniquement par des budgets de défense ou des plans contre la désinformation. Elle se bâtit par la reconnaissance. Par la dignité. Par la réparation des injustices.    Chaque colère non entendue est une occasion manquée de renforcer le lien civique. Chaque protestation ignorée est un cadeau laissé aux forces qui souhaitent affaiblir l’Europe.  De la rue à la stratégie : un nouveau paradigme    Nous appelons à une doctrine européenne de la résilience sociale. Un changement de paradigme. Il ne s’agit pas de romantiser la rue, ni de tout valider au nom du malaise. Mais d’intégrer les mouvements sociaux comme des objets stratégiques, au même titre que les cyberattaques, les crises migratoires ou les dépendances énergétiques.    Ce nouveau paradigme suppose :  • une formation des élites européennes à la lecture des colères populaires ;  • une capacité à analyser les mouvements sociaux dans leur complexité (sans caricature) ;  • une intégration de la dimension émotionnelle et culturelle dans les analyses géopolitiques.    La résilience, c’est savoir encaisser sans se fissurer. Mais c’est aussi savoir se réinventer. Les colères peuvent être une chance, si l’on choisit d’y lire une demande de transformation.  Conclusion : réparer la démocratie pour sécuriser l’Europe    En cette rentrée 2025, l’Europe entre dans une zone de turbulences : tensions géopolitiques, élections à haut risque, conflits d’influence, recomposition des alliances. Mais les menaces les plus dangereuses sont parfois invisibles, diffuses, intérieures. Ce sont celles qui naissent du sentiment d’abandon. Du désespoir social. De la rupture symbolique entre le peuple et ses représentants.    Si l’Europe continue à traiter les colères comme des bruits parasites, elle finira par ne plus entendre les signaux d’alerte. Et à ce moment-là, il sera trop tard. Les forces extérieures auront occupé le vide. Les discours extrêmes auront conquis le terrain. La démocratie aura perdu ce qui faisait sa force : sa capacité à se remettre en question.    L’Europe tiendra si elle embrasse ses colères. Elle tombera si elle les méprise. Il est encore temps de faire le choix de l’intelligence sociale, du courage politique et de la lucidité stratégique.  Tribune publiée initialement sur Mediapart  Thierry-Paul Valette  Président du Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS)
L’ère actuelle n’est plus seulement celle du débat démocratique : c’est celle de la guerre narrative. Les plateformes, les algorithmes, les boucles de réaction, les faux comptes, les vidéos virales : tout concourt à faire des émotions une matière à exploiter.Crédit photo : Pexels, Ethan Wilkinson

Il existe des colères que l’on ne peut ni feindre ni ignorer. Des colères ancrées dans les corps, dans les territoires, dans les silences accumulés et les humiliations rentrées. Des colères qui grondent dans les gares, les banlieues, les campagnes, les files d’attente, les hôpitaux en sous-effectif et les fermes désarmées. Des colères populaires, oui, mais pas au sens populiste, au sens vital. Et c’est bien là le paradoxe : à mesure que les institutions européennes avancent dans leurs réformes, leurs agendas, leurs stratégies de sécurité, elles semblent oublier cette part élémentaire, organique, de la démocratie : le peuple qui gronde.


À l’heure où l’Europe se dote de plans de résilience, de boucliers numériques, de doctrines stratégiques contre les menaces hybrides, elle oublie parfois que la première faille de sécurité se niche dans le mépris social. Car il n’est pas de souveraineté sans légitimité, et il n’est pas de légitimité sans l’écoute sincère de ceux qui, dans le tumulte ou dans le silence, alertent, protestent, résistent. L’Europe tiendra si elle comprend ses colères. Elle fléchira si elle les méprise.



La colère populaire comme baromètre démocratique


Les institutions peinent souvent à voir la colère comme un signal d’alerte. Elles y perçoivent trop rapidement un désordre, une menace, une rupture du contrat social. Pourtant, la colère populaire est avant tout un symptôme démocratique. Elle exprime un décalage entre ce que vivent les citoyens et ce que les politiques publiques proposent, entre les décisions prises dans les sphères de pouvoir et leur réception dans la vie réelle. Elle est l’expression d’un déficit de traduction, d’un court-circuit dans le langage des institutions.


Le mouvement des Gilets jaunes, les mobilisations contre la réforme des retraites, les révoltes urbaines ou les colères agricoles, ces séquences ne sont pas des accidents. Elles dessinent une cartographie du malaise européen. Chaque pays en donne une version locale, mais l’onde est continentale. Inégalités, déclassement, fracture territoriale, défiance politique… Le socle est commun. Et ce socle, aujourd’hui, n’est plus une ligne de fracture : c’est un cratère.


L’Europe, si elle veut demeurer un projet politique et non simplement un marché régulé, doit reprendre au sérieux ces expressions populaires, les considérer non comme un bruit de fond à contenir, mais comme une matière vive à interroger.



Une opportunité pour repenser la résilience


Depuis quelques années, l’Union européenne a entamé un virage stratégique : elle parle désormais de résilience démocratique, de sécurité hybride, de menaces informationnelles. Ces mots sont justes. Mais ils risquent de rester des coquilles vides si l’on ne comprend pas que les colères sociales peuvent être, elles aussi, des leviers d’ingérence.


La Russie, la Chine, et d’autres puissances non européennes ont parfaitement intégré cela. Elles savent que les failles internes de nos démocraties sont des portes ouvertes à la manipulation. Il n’est plus besoin d’inventer des fausses informations : il suffit de reprendre les vraies colères, les vraies injustices, les vraies fractures, et de les amplifier, de les détourner, de les retourner contre les institutions.


Ignorer la souffrance sociale, c’est donc non seulement une faute politique, mais une erreur stratégique. L’Europe doit faire de la prise en compte des colères populaires une composante centrale de sa doctrine de résilience. Comprendre ces mouvements, les anticiper, les décrypter, en faire des objets d’analyse stratégique, telle est la mission que nous défendons au Centre Européen de Sécurité et de Stratégie.



Une guerre informationnelle qui cible les émotions collectives


L’ère actuelle n’est plus seulement celle du débat démocratique : c’est celle de la guerre narrative. Les plateformes, les algorithmes, les boucles de réaction, les faux comptes, les vidéos virales : tout concourt à faire des émotions une matière à exploiter.


Dans ce contexte, les mouvements sociaux deviennent des cibles et des terrains de jeu. On y teste la polarisation, on y infiltre des récits conspirationnistes, on y insère des récits anti-européens, anti-démocratiques, anti-occidentaux. L’appel à la colère est recyclé, vidé de son sens initial, et remis au service de puissances extérieures. La légitime protestation se mue alors, malgré elle, en cheval de Troie.


Face à cela, l’Europe ne peut plus se contenter d’observer les colères depuis ses bureaux vitrés. Elle doit y plonger. Y lire ce qui s’y dit de l’époque. Comprendre que les mouvements populaires sont désormais des cibles d’influence autant que des indicateurs de déstabilisation.



De la surveillance à l’intelligence sociale


Il ne s’agit pas de surveiller les colères. Il s’agit d’en faire une intelligence stratégique. Une Europe forte est une Europe qui n’a pas peur de ses propres failles, qui regarde en face ce qui l’ébranle, ce qui la met en tension, ce qui l’oblige à se réajuster.


Il est temps de mettre en place, au niveau européen :

• un observatoire des mouvements sociaux et de leur instrumentalisation ;

• une veille civique et numérique sur les dynamiques de mobilisation ;

• des mécanismes d’alerte démocratique, pour que les tensions ne deviennent pas des crises.


La sécurité européenne ne peut se penser sans la société civile. Ce sont les citoyens, les syndicats, les associations, les collectifs locaux qui, souvent, sont les premiers à percevoir les lignes de rupture. Écouter leurs signaux, c’est se donner une longueur d’avance. Ne pas les entendre, c’est courir vers l’aveuglement stratégique.



L’Europe sociale, pilier de l’Europe stratégique


L’Union européenne s’est trop longtemps construite sur une logique économique, juridique, technocratique. Elle a consolidé ses institutions, ses traités, ses marchés, ses normes. Mais elle a oublié, ou trop tardivement intégré, que la cohésion sociale est une donnée de puissance.


Or, une société fracturée ne peut produire ni adhésion populaire, ni vision commune. Une Europe stratégique est d’abord une Europe juste. La sécurité ne se décrète pas uniquement par des budgets de défense ou des plans contre la désinformation. Elle se bâtit par la reconnaissance. Par la dignité. Par la réparation des injustices.


Chaque colère non entendue est une occasion manquée de renforcer le lien civique. Chaque protestation ignorée est un cadeau laissé aux forces qui souhaitent affaiblir l’Europe.



De la rue à la stratégie : un nouveau paradigme


Nous appelons à une doctrine européenne de la résilience sociale. Un changement de paradigme. Il ne s’agit pas de romantiser la rue, ni de tout valider au nom du malaise. Mais d’intégrer les mouvements sociaux comme des objets stratégiques, au même titre que les cyberattaques, les crises migratoires ou les dépendances énergétiques.


Ce nouveau paradigme suppose :

• une formation des élites européennes à la lecture des colères populaires ;

• une capacité à analyser les mouvements sociaux dans leur complexité (sans caricature) ;

• une intégration de la dimension émotionnelle et culturelle dans les analyses géopolitiques.


La résilience, c’est savoir encaisser sans se fissurer. Mais c’est aussi savoir se réinventer. Les colères peuvent être une chance, si l’on choisit d’y lire une demande de transformation.



Réparer la démocratie pour sécuriser l’Europe


En cette rentrée 2025, l’Europe entre dans une zone de turbulences : tensions géopolitiques, élections à haut risque, conflits d’influence, recomposition des alliances. Mais les menaces les plus dangereuses sont parfois invisibles, diffuses, intérieures. Ce sont celles qui naissent du sentiment d’abandon. Du désespoir social. De la rupture symbolique entre le peuple et ses représentants.


Si l’Europe continue à traiter les colères comme des bruits parasites, elle finira par ne plus entendre les signaux d’alerte. Et à ce moment-là, il sera trop tard. Les forces extérieures auront occupé le vide. Les discours extrêmes auront conquis le terrain. La démocratie aura perdu ce qui faisait sa force : sa capacité à se remettre en question.


L’Europe tiendra si elle embrasse ses colères. Elle tombera si elle les méprise. Il est encore temps de faire le choix de l’intelligence sociale, du courage politique et de la lucidité stratégique.



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